Les limites du management découlent de deux faits empiriques incontournables : Premièrement, l’existence d’une marge de liberté irréductible des individus dans le choix de leurs comportements. Deuxièmement, leur intelligence (leur rationalité) subjective et interactive dans l’usage de leur marge de liberté au service de ce qu’ils considèrent leurs « intérêts ».
Au plan individuel, cette marge de liberté peut paraître négligeable. Mais, dans l’action collective, elle interagit avec les marges de liberté de toutes les parties prenantes. L’agrégation de toutes ces marges de liberté en amplifie la portée et finit par créer cette imprévisibilité des résultats de nos structures d’action collective, qui fait dérailler tant de projets dont la réalisation exige la coopération et crée de l’interdépendance.
L’imprévisibilité des comportements des humains, et de leurs surprenants effets d’agrégation est une réalité empirique incontournable. Mais au lieu de la confronter, la pensée gestionnaire dans les entreprises comme dans la conduite des politiques publiques n’a cessé de chercher à l’escamoter en tentant de la paramétrer pour rendre les comportements individuels prévisibles et donc prédictibles. De l’homo economicus cher à F. Taylor et à son organisation scientifique du travail à « l’homme social » et son « besoin d’appartenir » du mouvement des relations humaines du milieu du siècle dernier, de la pyramide motivationnelle d’A. Maslow (1954) au « besoin d’auto-réalisation » à la Argyris du milieu des années soixante de ce même siècle, les tentatives de paramétrer les motivations humaines pour rendre les comportements dans l’action plus prévisibles se sont finalement révélées peu opérationnelles.
Prenant acte de cette difficulté, la psychologie organisationnelle a introduit la notion « d’homme complexe » et a implicitement reconnu la multiplicité et l’ambiguïté irréductibles des motivations humaines caractéristiques des situations réelles. Sans en expliciter toutes les implications, elle a ainsi restitué aux individus leur autonomie par rapport à leurs besoins et à leurs motivations psychologiques : avec la notion d’homme complexe, ceux-ci redeviennent actifs et, de ce fait, fondamentalement opaques et imprévisibles.
La perspective cognitiviste proposée par l’économie comportementale aboutit aux mêmes impasses. Elle semble assumer que les individus sont à tout instant et pour toujours les esclaves de leurs biais cognitifs, un peu comme la psychologie organisationnelle des années soixante du siècle dernier (et peu ou prou encore aujourd’hui), voyait les humains esclaves (le plus souvent à leur insu) de leurs besoins psychologiques. De plus, elle repose sur un modèle normatif a priori éminemment contestable, qui prétend pouvoir connaître et définir à l’avance quel est l’intérêt bien compris des individus et donc la (bonne) rationalité de référence, ceci à tout moment et quelles que soient les circonstances.
Ni l’idée de la rationalité économique et du calcul utilitaire, ni le recours à la notion de « besoins psychologiques » ou « caractéristiques culturelles », ni l’invocation des identités de groupe (de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc.) ni la perspective cognitiviste de l’économie comportementale n’offrent une voie crédible pour anticiper les comportements des individus concernés par une action collective. Se placer au plan des individus pris isolément ne mène nulle part. En effet, l’utilisation, par les individus, de leur marge de liberté n’est jamais seulement un problème individuel. Par l’interaction avec les marges de liberté des autres parties prenantes, elle est en quelque sorte « socialisée » et échappe à la maîtrise des individus. En ce sens, elle est un fait social, le produit inséparable de dynamiques d’interaction et de leurs effets de composition se développant dans un contexte d’action coopérative, avec ses contraintes toujours spécifiques.
Il s’ensuit que les effets de composition et leur radicale indétermination sont au cœur de la coopération des humains. Du coup, l’incertitude pèse aussi sur les trajectoires de nos structures d’action collective et affecte directement les résultats de l’action gestionnaire. En cherchant à les piloter, celle-ci doit confronter cette incertitude et avec elle, l’omniprésence des résultats non-intentionnels et souvent « pervers », c’est-à-dire contraires aux intentions affichées et aux objectifs poursuivis. C‘est que les structures d’action collective ne sont pas de simples instruments au service d’objectifs bien pensés et clairement expliqués. Ce sont certes des instruments, mais des instruments récalcitrants, pour paraphraser Philip Selznick. Ils développent leurs propres dynamiques que rien ne permet d’anticiper. On peut seulement les observer et tenter de les rectifier ex post.
La reconnaissance de cette réalité empirique impose des limites à l’action managériale et l’oblige à changer de logiciel et de modes d’action. Il lui faut enfin dépasser la compréhension mécanique de la coopération dans les organisations qui semble encore et toujours inspirer la réflexion managériale et sa tendance au constructivisme organisationnel. Celui-ci conçoit le management comme une activité technique reposant pour l’essentiel sur une boîte à outils managériaux censée valoir dans tous les contextes (des organigrammes et des process, des formations, des recettes managériales ou « best practices »), et enrichie en continu par l’extrapolation et l’abstraction de solutions éprouvées avec succès ici ou là. Cela conduit à ce qu’on pourrait appeler un management abstrait, à une réflexion gestionnaire qui pense modèles et outils et se contente d’une perspective générale. Faisant abstraction des complexités des contextes de travail, celle-ci prétend pouvoir prédire les résultats de telle ou telle initiative, sur la base d’une simple connaissance des outils utilisés. Remédier à un problème de fonctionnement organisationnel reviendrait alors à puiser dans cette boite pour apparier le bon outil, l’intervention managériale appropriée au problème de performance identifié.
L’utilité de cette réflexion est limitée par la distance croissante qui la sépare de la pratique gestionnaire au jour le jour qui est politique avant d’être technique. La réflexion gestionnaire doit enfin sortir de son ghetto étroit de technique, et reconnaître sa nature politique au sens noble du terme. Aucun des grands penseurs du management, de Chester Barnard à Peter Drucker, ne me contredirait sur ce point. Le « management » est au cœur de la vie sociale de chacun. C’est cette activité qui, aux différents niveaux de la société, consiste à inventer et à rendre acceptables les arbitrages indispensables pour prendre en compte les tensions et dilemmes inhérents à la coopération humaine dans des situations concrètes. En tant que telle, c’est une modalité essentielle de l’action dans nos sociétés, voire de la vie en société tout court. Thomas Sowell a souvent affirmé: « There are no solutions, only trade-offs”. Et ces trade-offs (arbitrages) ne peuvent être définies que de manière ad hoc et contextualisée.
About the Author:
Erhard Friedberg est Professeur émérite des Universités de Sciences Po, Paris, où il a été Directeur du Master of Public Affairs de 2006 à 2012
This article is one in the “shape the debate” series relating to the 13th Global Peter Drucker Forum, under the theme “The Human Imperative” on November 10 + 17 (digital) and 18 + 19 (in person), 2021.
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